Papillons de mots

En cours de lecture – « Le coeur régulier » d’Oliver Adam

« (…) un chemin de terre s’enfonce dans la forêt, grimpe à flanc de colline, se mue en escalier, au bout de quelques mètres on oublie la mer. Ce ne sont plus qu’érables, dont certains rougissent déjà, bambous gigantesques réunis en bosquets. Les dernières marches débouchent sur un mur d’enceinte, d’un blanc vif et poudré, une porte surmontée d’un toit de chaume mène au temple. A quelques mètres de là, racines épaisses sortant de terre, s’élève un camphrier immense, au feuillage frissonnant dans le vent, coeur vert pulsant à un rythme régulier. On le croirait peuplés d’oiseaux, d’animaux silencieux et de créatures étranges. A l’arrière du bâtiment, murs blancs lardés de poutres qu’on jurerait cirées, tuiles noires ouvragées et pavillons reliés par des passerelles, se cache un jardin de mousse et de pierre, semé de cerisiers. Quelques conifères se penchent sur un étang où s’avance une jetée de bois, l’un d’entre eux menace d’y plonger, ses épines en caressent la surface avant de s’y déposer, jaunies elles flottent et dérivent, on en trouve jusque sous le pont rouge qui traverse le plan d’eau en son point le plus étroit. Je viens là chaque jour, ôte mes chaussures, glisse parmi les pièces désertes et nues, traversées par le vent, j’aime la sensation de mes pieds sur le parquet lisse, je m’assieds sur la terrasse, en lisière de la salle de prière où parfois deux Japonais s’agenouillent face à un grand bouddha doré, dominant l’autel où s’accumulent des offrandes, fruits étincelants confiseries bouteilles d’alcool bouquets de fleurs, je pourrais rester des heures à contempler l’immense pin millénaire dont les branches épaisses, à l’écorce craquelée, brune parée de reflets orange, soutenues par des tuteurs gros comme des troncs, tracent des itinéraires extraordinaires, tirés vers le ciel. En son sommet, sa coiffe d’épines souples dessine un mont Fuji en été, neige fondue et contours nets dans la lumière vive. Je le fixe et j’ai l’impression qu’il respire, que sa peau se soulève par endroits, je crois sentir ce qui l’irrigue et y circule, comme le sang dans un réseau veineux. Une femme en kimono m’apporte un gâteau rangé dans son papier plié, un bol de thé. Je le bois à petites gorgées, comme cherchant mon souffle, le repos, un répit. Comme volant ici une halte inespérée. Goûtant un peu de lumière après des mois d’obscurité. Des mois à chuter sans fin, à sonder la profondeur des gouffres. (…)

J’aime qu’ici l’on chérisse ses morts en plein coeur de la vie, qu’à tout instant l’on interrompe le cours des choses pour se recentrer sur l’essentiel, ses souhaits les plus profonds, le sens de ses actes, l’amour qu’onorte à ses proches, sa famille, ses amis. »

Quitter la version mobile