Bertrand Leclair
Actes Sud
« Malentendus », ouvrage que j’ai rencontré (ainsi que son auteur) au cours d’une soirée poésie organisée pendant le Printemps des Poètes, est typiquement le genre d’ouvrage qui me plait beaucoup. Il raconte plusieurs histoires en une, de petites histoires qui se mêlent à la grande Histoire. Des récits qui murmurent, sous-jacents, et d’autres qui explosent.
Il raconte tout d’abord et principalement l’histoire de Julien Laporte, enfant sourd, né dans une famille d’entendants au début des années 1960. La surdité de Julien Laporte, dès son diagnostic, va devenir le cheval de bataille, la lutte quotidienne et finalement la raison de vivre, l’obsession de son père. Ce père désirera ardemment sortir son enfant de la surdité, en utilisant les méthodes de Graham Bell, en le poussant à l’oralisation. Mais partant de ce « bon sentiment », Yves Laporte va finalement, peu à peu, d’un côté, utiliser ce combat pour essayer de réaliser un rêve personnel, et de l’autre, nier l’identité de son fils.
Cette histoire principale laisse percevoir en filigrane l’histoire des sourds au XXème siècle, période qui ne fut pas la plus tendre pour les sourds. Période à laquelle, sous prétexte d’améliorer la condition des sourds, l’humanité n’a souvent en fait agi qu’à leur encontre. L’histoire de Julien Laporte se mêle intimement à la grande Histoire des sourds dont elle est symptomatique. J’ai beaucoup appris dans cet ouvrage. Graham Bell, le Congrès de Milan, l’interdiction de la langue des signes, le rôle de l’Abbé de l’Epée, l’apparition de mouvements de sourds radicaux, l’opposition entre les partisans de l’oralisation et ceux qui ne jurent que par la langue des signes, la naissance d’une véritable culture et identité sourdes.
Il y a enfin des bouts de l’histoire du narrateur (de l’auteur), lui-même père d’une fille sourde, qui a rencontré Julien Laporte et qui ne pouvait pas faire autrement que de raconter ces histoires : celle de Julien et celle des sourds. Celle de cet état de « surdité les uns aux autres » qui perdure encore aujourd’hui dans notre société. Celle des sourds et des entendants qui ne font pas toujours l’effort de s’entendre, d’aller les uns vers les autres.
Histoire émaillé par les bouffées de regret du narrateur qui a égaré un petit cahier rouge dans lequel il avait commencé à écrire ce roman, avec un début des plus sublimes, cahier sur lequel il n’arrive plus à mettre la main et dont il se rappelle par spasmes au cours du récit et qu’il cherche en vain.
Au-delà de ces histoires, il y a celle à la fois plus diffuse et plus prégnante de la parentalité. Des attentes, des rêves des parents. Avant même la naissance de leurs enfants, les parents se projettent, font des rêves et des projets pour leurs enfants. Ils les imaginent et se réalisent même parfois à travers eux. Mais l’identité et les souhaits d’un enfant ne correspondent pas toujours à ce qu’ont imaginé leurs parents pour eux. Et cet ouvrage parle de cela aussi, de la question de l’amour parental, de cet amour qui doit aller au-delà des différences des enfants. Un parent ne doit pas aimer l’enfant imaginé mais l’enfant tel qu’il est, avec sa propre identité, ses propres souhaits, son propre chemin.
En fait, la lecture de cet ouvrage m’a souvent rappelé ces mots attribués à Nelson Mandela : « Tout ce qui est fait pour nous, sans nous, est contre nous. »
Excusez-moi de ne pas mettre d’extraits de « Malentendus » ici. Ils sont trop nombreux ceux que j’aurais voulu vous donner à lire ! Ceux qui disent toute la beauté et la poésie de la langue des signes et des signeurs ; ceux qui verbalisent ce qui se cache au fond des tripes de Julien Laporte lorsqu’il découvre qu’il a été dépouillé de son histoire et de son identité pendant toute son enfance et son adolescence ; ceux qui portent les mots d’un père qui parle de l’amour parental. Oui, ils sont trop nombreux, tous très beaux et parfaitement ciselés. Mais je ne saurais trop vous recommander la lecture de « Malentendus ». C’est un ouvrage qui fait du bien à l’humanisme et à l’humanité.