Maryam Madjidi
Le Nouvel Attila, 2017
Je suis sensible, voire hypersensible. Il m’arrive de pleurer à chaudes larmes en écoutant de la musique, en regardant un film ou même un reportage/documentaire, même juste au bout de quelques minutes à peine. Il peut m’arriver d’avoir les larmes aux yeux en lisant un livre, mais c’est la première fois qu’une lecture me fait pleurer (à chaudes larmes) d’émotion ! D’autant plus que cela m’est arrivé alors que j’étais chez ma coiffeuse ! A qui la faute ou plutôt le moment de grâce ? A Maryam Madjidi et à son magnifique Marx et la poupée !
J’ai rencontré Maryam Madjidi et son bel ouvrage au tout début du mois d’avril dernier, lors de l’Escale du Livre à Bordeaux. Ce qu’elle avait dit de son histoire et de son livre, aussi bien lors de la rencontre publique que lorsque nous avons échangé en tête à tête pendant la dédicace, m’avait forcément parlé/happée : exil, langues, poésie, naissances et identités multiples. C’était avant qu’elle ne reçoive le Goncourt du premier roman en mai, puis le Prix Ouest France Etonnants voyageurs en juin. Ce livre était dans ma pile à lire depuis avril et je ne l’ai finalement lu, d’un seul trait, que fin octobre. Mais à présent que j’ai lu et pleuré sur Marx et la poupée, je confirme que ces prix sont amplement mérités.
Cet ouvrage est estampillé « roman », mais ce n’est là qu’une étiquette réductrice. Il y a des oeuvres qu’on ne peut pas classer. Marx et la poupée est un livre mêlant journal, récit, conte, fable et poésie. Il raconte l’histoire de Maryam Madjidi sans être une véritable autobiographie, mais plutôt un autoportrait construit comme un puzzle, sans respecter la chronologie, en passant de la première à la troisième personne, de l’humour à l’émotion ou au grincement.
L’ouvrage est divisé en trois grandes parties correspondant aux trois naissances de l’auteure. La première est la naissance au monde, en Iran. La deuxième est la naissance au pays de l’exil, en France. La troisième est la naissance de la réconciliation, avec le persan, avec elle-même, avec sa double identité d’Iranienne et de Française. Et chacune de ces grandes parties est un recueil de petites pièces qui reconstruisent petit à petit les souvenirs, la mémoire, l’histoire, les identités.
Maryam Madjidi suit ses parents en exil, en France, à l’âge de 6 ans, pour des raisons politiques. Isolée des autres enfants au départ par les barrières culturelles et linguistiques, elle va finir par rejeter l’Iran et oublier sa première vie, sa langue persane, pour devenir une « vraie » Française, maîtriser la langue et la littérature françaises qui vont devenir sa patrie. Puis l’âge adulte arrivant, la terre de sa naissance va venir la chercher, lui demander de revenir la voir, de réapprendre à l’aimer. Elle va renouer avec le persan, avec ses poètes, retourner en Iran et aimer ce pays à la folie, au point de ne plus avoir envie de revenir en France. Il y aura d’autres retours, plus apaisés et l’équilibre qui se construira petit à petit entre ces deux pays, entre ces deux identités.
Maryam Madjidi raconte son histoire, mais aussi celle de son pays, à travers les multiples petites histoires des membres de sa famille, de ses amis, de voisins. Le présent et le passé s’entremêlent. Les rêves et la réalité aussi. Tout comme les fables et le récit. On passe sans transition de l’horreur à la poésie, de la douleur à la grâce, des larmes à la sensualité. On est ballottés entre l’Iran et la France, mais aussi parachutés vers Pékin et Istanbul.
La langue de Maryam Madjidi est infiniment poétique, digne héritière de Roumi, Khayyam et Hafez que l’on croise dans son livre. Et elle trace à plusieurs reprises des parallélismes entre deux situations, à des époques et des lieux différents, qui créent des vertiges sidérants.
Marx et la poupée est un ouvrage à la fois violent et doux.
Je voudrais passer ma vie à raconter des histoires. De belles histoires. Dans un sac, je les mettrais et les emporterais avec moi. Et puis au moment propice les offrir à une oreille attentive pour voir la magie naître dans le regard. Je voudrais semer des histoires dans les oreilles de tous les êtres.
C’est bien parti, et même très bien parti, chère Maryam Madjidi.
Je déterre les morts en écrivant. C’est donc ça mon écriture ? Le travail d’un fossoyeur à l’envers. Moi aussi j’ai parfois la nausée, ça me prend à la gorge et au ventre. Je me promène sur une plaine vaste et silencieuse qui ressemble au cimetière des maudits et je déterre des souvenirs, des anecdotes, des histoires douloureuses et poignantes. Ca pue parfois. L’odeur de la mort et du passé est tenace. Je me retrouve avec tous ces morts qui me fixent du regard et qui m’implorent de les raconter. Ils vont me hanter comme mon père, qui se réveillait en sueur chaque nuit durant des années. Invisibles, ils suivent mes pas. Parfois, je me retourne brusquement dans la rue et je vois des bouches effacées.
(…)
Mon bien-aimé a la peau tailladée de mille blessures.
Sa tête de charbon est vallonnée de bosses. Sa peau a l’éclat du bronze et la dureté du cuir. Ses joues sont parsemées de petites entailles roses. Son torse est un maquis incendié. Son ventre remue de mystérieuses haines mal cicatrisées. Ses jambes sont parcourues de rivières rouges boursouflées. Ses pieds abîmés sont tamponnés de taches brunâtres encore douloureuses.
Et de tout son corps émane une odeur de sueur, de gasoil et de riz beurré.
Ta peau est une tapisserie iranienne : elle me raconte des histoires persanes qui sentent le sang et la violence. Etrange livre que tu me laissais parcourir au fur et à mesure de nos étreintes amoureuses.
Petite anecdote : Maryam Madjidi ne voulait pas que l’éditeur lui impose le titre de son livre. Alors, elle lui en a proposé 30. Il a finalement choisi La poupée et Marx en inversant pour que cela sonne mieux. Mais les 29 autres titres nous sont offerts au revers de la jaquette et je trouve ça formidable. Et toujours concernant le titre, il fait référence à ces objets que Maryam Madjidi et sa famille ont enterrés dans le jardin de leur maison avant de quitter l’Iran. Symbole évidemment de tout ce que l’auteur a enfoui en elle pendant des années avant de finir par le déterrer.