Ligeia par Yvonne Kang
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Dans deux semaines très exactement, le 10 décembre, paraîtra le premier volume de l’Anthologie littéraire décadente publiée par les Editions de l’Abat-Jour, sous la direction de Marianne Desroziers : « Nouvelles fantastiques, satires mordantes, récits d’horreur et contes saugrenus, les textes courts de la fin du XIXe et du début du XXe siècle assemblés dans ce recueil font la part belle à l’inattendu ». Et au sommaire de cet ouvrage figure Xélucha, une nouvelle de Matthew Phipps Shiel que j’ai eu énormément de plaisir à traduire !
Lorsque Marianne Desroziers m’a contactée dans le courant de l’été pour me proposer de traduire ce texte, je dois bien l’avouer, je ne connaissais absolument pas Matthew Phipps Shiel, ni son oeuvre. Mais lorsque Franck Joannic, l’éditeur de l’Abat-Jour, m’a précisé que Xélucha était très certainement inspirée de la nouvelle Ligeia de Poe et que de façon plus générale, le style de Shiel lui semblait proche de celui de Poe et de Lovecraft, j’ai tout de suite été intéressée. Je ne connais que très peu Lovecraft, mais j’aime beaucoup les récits fantastiques de Poe. Il m’a suffi de lire Xélucha une fois pour savoir que j’avais très envie de traduire ce texte. Il m’a cependant fallu deux ou trois lectures de plus, ainsi qu’un temps de réflexion, pour être convaincue d’être en mesure de le faire. En effet, ce texte est à la fois sublime de démesure et de poésie ; et complexe du fait du style de l’auteur. Sa prose est extrêmement recherchée, les critiques évoquaient « a jeweled language », « a bejewelled prose », soit une langue-bijou. Sans compter la profusion de références traversant l’espace et le temps. Et ce dernier, le temps, fut aussi l’une des difficultés majeures de cette traduction, à différents niveaux.
Mais avant de revenir plus en détail sur l’expérience – très enrichissante – de cette traduction, laissez-moi vous présenter brièvement l’oeuvre et l’auteur :
Xélucha est publié pour la première fois en 1896 dans le recueil Shapes in the Fire (éditions John Lane, Londres) qui comprend cinq autres nouvelles, ainsi qu’un long poème.
Ce texte apparaît ensuite dans le recueil Xélucha and others, publié par Arkham House (Etats-Unis) en 1975.
En voici un bref résumé, sans tout vous dévoiler de l’histoire : Lors d’une de ses errances nocturnes, Mérimée, le narrateur, rencontre une femme sous le charme de laquelle il tombe. Elle l’invite à le suivre. Il accepte sans se douter alors que …
Xélucha est considéré comme l’une des meilleures nouvelles de Matthew Phipps Shiel. Et pourtant, alors que j’ai pu en trouver des traductions en espagnol et en italien par exemple, ce texte majeur n’avait jamais été traduit en français. De façon plus générale, jusque là, sur l’ensemble de l’oeuvre abondante de l’auteur, on ne recensait que deux traductions en français : un roman post-apocalyptique, Le Nuage pourpre (récemment réédité par la maison bordelaise L’Arbre Vengeur), et la nouvelle La S. S. parue dans la revue Le Visage Vert.
L’oeuvre de Shiel est entrée dans le domaine public cette année, peut-être que cela motivera les éditeurs ayant les moyens de prendre en charge les frais de traduction. A moins qu’ils ne soient déconcertés par la personnalité trouble, voire sulfureuse de l’auteur ?
Comme je l’ai indiqué plus haut, je ne savais rien de Matthew Phipps Shiel avant cette proposition de traduction.
C’était un auteur prolifique, encensé par nombre de critiques et d’auteurs dont Lovecraft lui-même, connu des amateurs de science-fiction pour Le Nuage pourpre. Wikipedia vous dira l’essentiel de ce qu’il y a à savoir du personnage public.
Mais lorsqu’on lit puis traduit un texte tel que celui de Xélucha, à la fois fascinant, troublant et déroutant, on ne peut que se questionner sur la nature et la personnalité de l’homme derrière la plume. C’est ainsi qu’entre deux pages de traduction, je me suis régulièrement immergée dans ce que j’ai pu trouver, en ligne, de la vie de M.P. Shiel. Et de ce que j’ai découvert, Shiel n’est pas un homme avec lequel j’aurais eu grand plaisir à discuter autour d’un thé !
On peut par exemple lire à la fin de cet article qu’il a fait 16 mois de travaux forcés pour agression sexuelle sur sa belle-fille âgée de 12 ans, et qu’aussi bien dans sa vie que dans son oeuvre, il montrait un fort penchant pour les mineures. Il devait également être plutôt mégalomane puisqu’il se disait Roi de l’île de Redonda, même si, dans ce cas, on pourrait tout à fait porter cette proclamation au crédit de la plaisanterie.
Autre aspect trouble et dérangeant de la personnalité de Shiel, c’est qu’il descendait d’une esclave métisse affranchie et que non seulement il n’assumait apparemment pas ce sang noir (il n’a jamais été très clair sur ses origines et a même modifié l’orthographe de son nom), se déclarant « Paddy » (Irlandais), mais il a pu partager des visions à caractère xénophobe dans des ouvrages tels que The Yellow Danger en 1898 (que l’on pourrait traduire par « Le péril jaune »).
J’avoue m’être sérieusement posé la question de la poursuite de cette traduction une fois ces découvertes faites. Question d’éthique personnelle. Je suis femme, féministe et métisse. Mais en tant que traductrice, j’estime être au service du texte et du style de l’auteur, pas de l’homme ou de la femme derrière la plume. J’aurais évidemment refusé de traduire un texte tel que The Yellow Danger (même si de tels textes, ayant eu énormément de succès au moment de leur publication, sont aussi à considérer comme des témoins de leur époque, des reflets de la société qui leur a donné naissance et réservé bon accueil), mais je n’avais aucune raison de ne pas traduire Xélucha. C’est un texte qui m’a happée dès sa première lecture et projetée dans de multiples dimensions sans heurter aucune de mes sensibilités. Et c’est ce texte en lui-même, son souffle et la richesse de son style, que je vous invite à découvrir.
En voici un extrait :
Et voici un extrait de la préface d’Eric Dussert au sujet de ce texte et de cette traduction :
D’ici la publication, le 10 décembre, je reviendrai vous parler des coulisses de cette traduction dont je dois dire que je suis assez fière, et qui fut d’abord et avant tout pour moi un jeu d’énigmes et un exercice de style. Jouissif !
Et je suis tout à fait prête à traduire d’autres textes de Shiel de la même facture.
D’autres extraits de l’anthologie sont lisibles sur la page Facebook des Editions de l’Abat-Jour. Et vous pouvez écouter Marianne Desroziers les lire par ici.
N’hésitez pas à réserver votre exemplaire dès maintenant.