L’aigle à deux têtes

Le 16 janvier 2020
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Cela fait un peu plus de 20 ans que j’habite Bordeaux, sa métropole et sa région. Evidemment, j’ai mille et une fois entendu parler d’Aliénor d’Aquitaine. Les références à cette femme, deux fois reine, sont légion, en particulier par ici. Des bateaux de croisière sur la Garonne aux cuvées de certains châteaux, en passant par des pâtisseries ! Elle fait partie de ces figures que tout le monde connaît, sans forcément réellement les connaître. D’Aliénor, j’avais moult fois entendu parler de sa liberté – entendez de son libertinage, de son ambition et de sa cruauté, de sa sulfureuse « légende noire » donc. Il y a déjà plusieurs années que j’ai envie de m’intéresser de plus près à elle et de me faire ma propre opinion. Je ne suis pas férue de livres d’Histoire pure, j’ai toujours préféré apprendre de façon plus concrète, incarnée. La littérature, bien documentée, est le choix de la reine dans ces cas-là !
C’est ainsi que j’ai fini 2019 et entamé 2020 en compagnie de « l’Aigle à deux têtes ».

La révolte par Clara Dupont-Monod
Editions Stock, 2018

C’est ce roman qui m’a accompagnée lors du passage d’une année à l’autre. Il y a bien longtemps que je n’avais pas connu un tel plaisir de lecture. Je voulais m’enfermer chez moi pour lire toutes affaires cessantes, je voulais tout à la fois le dévorer et le faire durer un peu tant il était savoureux. Et une nuit, il ne m’a plus lâchée ! Cela ne fait pas un pli, Clara Dupont-Monod sait tisser un récit et faire divinement parler les mots.

La voix principale qui narre l’histoire est celle de Richard Cœur de Lion, un des fils d’Aliénor. D’autres voix viennent parfois, momentanément, interrompre la sienne (en s’adressant à elle) ou dialoguer avec elle. Mais le personnage principal, le centre de l’attention, l’aimant qui attire tout à lui, c’est Aliénor.

Le récit se déroule sur la deuxième partie de la vie de cette reine, à partir de l’annulation de son mariage avec Louis VII (roi des Francs). Il court sur toute la vie de Richard Cœur de Lion. A travers la voix de ce fils, qui aurait été le préféré d’Aliénor, l’autrice fait d’Aliénor une femme qui, d’un paragraphe l’autre, suscite tour à tour admiration, peur, crainte, séduction, horreur. Toute une panoplie de sentiments et ressentis qui dessinent bien la complexité de l’âme humaine. Et ce qui est vrai pour Aliénor, l’est aussi pour le Plantagenêt ou encore Richard Cœur de Lion. Les diverses voix qui s’expriment directement, ou par correspondance interposée, permettent d’appréhender les différents points de vue d’une situation et les différentes facettes d’un personnage. Elles et ils se jaugent et se jugent toutes et tous les uns les autres. Mais l’autrice, en nous offrant le récit ou la « complainte » de chacun.e ne pose aucun jugement tranché.

Aliénor était une femme qui ne voulait pas se cantonner à n’être « qu’un ventre, gros quasiment chaque année ». Elle voulait être roi, comme les hommes. Elle est devenue reine, deux fois, et a effectivement régné. Pour arriver à ses fins, elle a dû renverser des systèmes (annuler son premier mariage alors que le divorce n’existait même pas ; se remarier avec un homme de onze ans son cadet ; demander à ses fils de renverser leur père ; s’enfuir travestie en homme ; etc.), défier hommes et Dieux, payer de sa chair bien des sacrifices (elle a enterré plusieurs de ses enfants) et n’a certainement jamais réellement connu de paix intérieure. C’était une femme à l’esprit et au corps libres, ambitieuse, qui aimait le pouvoir et qui a commis ou fait commettre les pires atrocités afin de conserver ce dernier. C’était aussi une femme juste qui accordait une importance capitale aux mots, à la parole, à la littérature (ce n’est pas pour rien que son gisant tient un livre entre les mains). Elle aimait l’intensité des fêtes populaires et de la guerre, goûtait avec volupté aux plaisirs de la chair(e). Elle savait séduire et manipuler pour atteindre son but. Elle appréciait aussi le refuge et la consolation de la nature, connaissait les plantes et les bienfaits que l’on peut en tirer (la citation en exergue à ce roman est d’ailleurs extraite de la correspondance entre Aliénor et Hildegarde de Bingen. Cette dernière, en plus d’être religieuse, compositrice et femme de lettres, était naturopathe avant l’heure – je vous en reparlerai). Oui, Aliénor était tout cela. « Elle serre les poings, même aux veillées. Mais un poing ? C’est aussi une main qui garde ».

Le portrait dressé ci-dessus ne traduit, bien évidemment, que la vision de Clara Dupont-Monod. C’est l’Aliénor de cette autrice. Mais son récit est suffisamment documenté pour qu’on puisse croire à ce personnage. La révolte que lance Aliénor est une révolte contre le Plantagenêt, oui, mais surtout, à travers lui, contre tout un monde qui n’a été pensé que par et pour les hommes. Un monde qui n’attendait rien d’autre d’une reine que de donner des héritiers. Aliénor voulait plus. Elle voulait être l’égal des hommes. Et elle l’a été, aussi bien dans les moments lumineux que dans les « rubans d’ombre ».

Au cours de ma lecture, il y a de multiples passages que j’ai relus à plusieurs reprises, souvent à haute voix, tant ils sont beaux, tant ils sont poétiques. J’ai eu beaucoup de mal à sélectionner ceux que je vais partager avec vous. Les voici, aussi bien pour vous donner un aperçu de l’Aliénor de cette révolte que pour le plaisir des mots et la musique du texte. Plutôt que de les reproduire, je vous les lis :

– Voix de Richard Cœur de Lion dans le tout premier chapitre qui tient lieu de prologue :

– Voix de Richard Cœur de Lion, décrivant l’arrivée de sa mère au palais de Westminster :

– Voix d’Aliénor alors qu’elle a été emprisonnée par le Plantagenêt après la tentative de renversement dont elle est à l’origine :

– Voix d’Aliénor toujours pendant son emprisonnement :

– Voix d’Aliénor à nouveau pendant son emprisonnement :

– Voix du Plantagenêt depuis l’au-delà :

Je n’avais rien voulu lire sur ce livre et son autrice avant ma propre lecture de l’ouvrage. Mais depuis, j’ai découvert que Clara Dupont-Monod avait consacré un autre roman à la première partie de la vie d’Aliénor, Le roi disait que j’étais diable, que je vais très certainement lire aussi. Elle a commis d’autres livres qui suscitent mon intérêt, comme La Passion selon Juette ou Histoire d’une prostituée.

Je me suis ensuite plongée dans cette série BD Aliénor, parue chez Delcourt. C’est une série désormais complète en six tomes. Je n’ai lu que les deux premiers, mais inutile de vous faire un dessin pour saisir ici le parti-pris des autrices et auteurs de cette série.
Titre de la collection : Les reines de sang
Titre de la série : Aliénor – La légende noire
Couleurs dominantes : le rouge et le noir
Ces autrices et auteurs le reconnaissent et avertissent d’ailleurs dans le premier tome :
« Cette saga s’inspire de la « légende noire » d’Aliénor, courant historiographique critique à l’égard de la souveraine. Elle est une interprétation romancée de sa vie reposant sur l’ensemble des faits historiques avérés, à partir desquels les auteurs ont construit leur vision du personnage, en jouant de certaines zones d’ombre de l’Histoire et en usant de quelques (menues) libertés voulues par le genre ».
Ici, ce sont clairement les facettes les plus sombres de la reine qui ont été mises en avant, même si la BD ne manque pas de montrer que pour parvenir à ses fins, Aliénor a eu recours à certains complices qui avaient leurs propres intérêts à servir, et qui prennent ainsi une part de responsabilité dans les actes commis.
Ces deux premiers tomes se concentrent sur l’épisode du massacre de Vitry-en-Perthois et dressent un portrait peu glorieux et peu contrasté de la souveraine. Même si le dessin est très réussi dans l’ensemble et que la BD est agréable à lire, je ne suis pas certaine de lire les autres tomes. L’absence de nuances me laisse un peu sur ma faim.



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